Pour une stratégie culturelle « à la française »



26 décembre 2019





Tribune signée par Nicolas Germain, avec Louis Barré, François Foulonneau, Clément Mouille et Clotilde Noël, et publiée dans Les Échos





La culture est un combat. Tout dans la vie et la pensée d’André Malraux converge vers cette assertion fondamentale, que le soixantième anniversaire du ministère de la culture exige de réhabiliter.


Déjà, en 1959, le premier pensionnaire de la rue de Valois s’inquiète du déclassement de l’Europe à raison de l’avènement d’une culture mondialisée. Depuis, les prédictions d’André Malraux se sont confirmées et le sacro-saint soft power américain s’est imposé comme modèle de référence en matière d’influence. Il importe donc, pour maintenir vif l’idéal gaulliste de grandeur, de doter la France d’une stratégie culturelle adaptée.


Selon Pierre-William Fregonese, auteur de De la stratégie culturelle française au XXIe siècle (Classiques Garnier, 2019), il s’agit de conduire une action culturelle extérieure à des fins de puissance politique, économique ou symbolique, par des moyens publics comme privés et tout en s’assurant d’une gestion habile des ressources internes.


Un ministère de combat


Il n’est plus à souligner à quel point, chez André Malraux, l’homme d’action est indissociable de l’homme de lettres. Récipiendaire du prix Goncourt, il s’engage ensuite dans la guerre civile espagnole aux côtés des républicains puis dans la Résistance pour libérer la France.


La conception que se fait André Malraux de la culture se fonde, précisément, sur l’idée d’un combat qu’impliquerait « un changement absolument total de civilisation ». En effet, de l’ère industrielle a émergé une société de loisirs. Hollywood hier, Netflix désormais : de puissantes « usines de rêves » ont pris le pas sur les cheminées des hauts-fourneaux. Conçues « très simplement pour gagner de l’argent », les superproductions audiovisuelles convoquent nos instincts les plus inavouables. Sexe, sang et mort : le triptyque malrucien ne sert plus de catharsis, il est rentable.


Aux yeux d’André Malraux, seule la culture est susceptible de s’opposer à la résurgence de nos instincts « démoniaques ». Sa puissance provient de son caractère immortel. Qu’est-ce que la culture sinon toute œuvre ayant échappé à la mort ? À la lecture de l’Iliade, sublime vestige de la Grèce antique, « nous sommes dans un dialogue avec quelque chose dont il ne reste rien ». Pareille définition de la création culturelle contraste avec l’objet de consommation auquel elle est fréquemment réduite.


La nécessité d'une volonté politique


Le combat prôné par André Malraux doit plus que jamais être mené. Cette urgence est concomitante au triomphe d’une culture mondialisée, d’inspiration anglo-saxonne, que décrit Régis Debray dans Civilisation (Gallimard, 2017). Cette « civilisation américaine » se fonde sur trois caractéristiques : un rapport privilégié à l’espace du fait du transport instantané de l’information, une culture de l’image s’appuyant sur le mythe de l’American way of life et l’inconditionnel droit au bonheur inscrit dans la déclaration d’indépendance américaine.


Pour autant, cette domination culturelle n’a pas surgi ex nihilo et procède d’une stratégie déployée bien avant la théorisation du soft power. Dès 1919, Woodrow Wilson obtient que le traité de Versailles soit rédigé en anglais en plus du français, langue diplomatique traditionnelle. En 1946, l’accord Blum-Byrnes conditionne l’octroi d’un prêt à la suppression du quota de films américains autorisés dans les salles françaises.


Aussi les États-Unis sont-ils passés maîtres dans l’art de séduire sans contraindre, et la tentation est grande de vouloir en importer la grille de lecture. Le Sénat s’est saisi de cette question en publiant, en 2009, un rapport d’information sur le rayonnement culturel international. La domination américaine ne saurait être figée, et nombreux sont les atouts de la France pour y faire contrepoids.


S'ouvrir pour rayonner


« Il se trouve que certains pays ne sont jamais grands que lorsqu’ils sont grands pour les autres. » Cette mission particulière, rappelée par André Malraux, a trouvé une résonance concrète en 1963 avec l’expédition de la Joconde à Washington.


Aujourd’hui, cette projection de l’influence culturelle française revêt de nouvelles expressions. La multiplication en Asie des ventes de Château Poupille et Château Le Puy, grâce au manga dédié au vin Les Gouttes de Dieu, en est un exemple. La montée en puissance des acteurs non étatiques rebat les cartes de l’influence et ce mouvement doit être encouragé. En outre, la francophonie offre un terreau extraordinairement propice au déploiement de cette vocation, mais celui-ci demeure fragile : l’usage du français peine à s’imposer au sein des instances de l’Union européenne et souffre en Afrique de la concurrence naissante du chinois.


La France a tout pour disposer d’un rayonnement culturel de premier plan, à la condition de se préserver d’un écueil : confondre ambition et arrogance. Dans le contexte d’une mondialisation destructrice des spécificités locales, seule une stratégie respectueuse des cultures « enracinées » pourra apporter une alternative pérenne au puissant imaginaire venu d’outre-Atlantique. La France a toujours promu l’idée d’une exception pour les produits culturels, non assimilables à des biens marchands soumis aux règles du libre-échange. Concrètement, l’adoption en 2005 par l’UNESCO d’une convention sur la diversité culturelle, dont la France a été l’inspiratrice, fait figure d’avancée décisive.


Enfin, cette indispensable humilité trouverait sa plus belle traduction dans un renouvellement du projet initial de démocratisation, longtemps porté par les maisons de la culture. Cette ouverture du plus grand nombre à l’amour de l’art, étroitement lié au savoir sur l’art dispensé par l’éducation nationale, rendrait définitivement hommage à André Malraux – pour qui « reprendre le sens de notre pays, c’est vouloir être pour tous, ce que nous avons pu porter en nous ».


Crédit photo : Anatul Fateh